mardi 19 septembre 2017

Ce-n'est-pas-sale

Depuis Balzac et la Comédie Humaine, le roman français sait 1.qu'il peut parler des pauvres gens 2.au sein de sagas littéraires réparties en plusieurs ouvrages et couvrant les destinées entremêlées de différents personnages. Aussi Balzac a-t-il rendu possible les Rougon-Macquart de Zola, ensemble de vingt romans, sous-titré "Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire".

De vos années d'études, vous avez sans doute en tête des titres comme La Fortune des Rougon, La Curée, Le Ventre de Paris, L'Assommoir, Germinal, ou encore La Bête humaine. Sur la seule fois du titre, je me suis récemment orienté vers "La Joie de Vivre".
Pauline, tout juste orpheline, se trouve recueillie par une famille de Normandie dans la ville portuaire de Bonneville. Bien que menant une existence morne, elle trouve son bonheur en tâchant de faire celui des autres... et dans la "connaissance" (pour peu qu'elle y ait accès)

C'était sur les ouvrages de médecine laissés dans l'armoire, qu'elle passait des journées entières, les yeux élargis par le besoin d’apprendre, le front serré entre ses deux mains que l'application glaçait. Lazare, [son cousin], aux beaux jours de flamme, avait acheté des volumes qui ne lui étaient d'aucune utilité immédiate, le Traité de physiologie, de Longuet, l’Anatomie descriptive, de Cruveilhier ; et, justement, ceux-là étaient restés, tandis qu'il remportait ses livres de travail. Elle les sortait, dès que sa tante tournait le dos, puis les replaçait, au moindre bruit, sans hâte, non pas en curieuse coupable, mais en travailleuse dont les parents auraient contrarié la vocation. D'abord, elle n'avait pas compris, rebutée par les mots techniques qu'il lui fallait chercher dans le dictionnaire. Devinant ensuite la nécessité d'une méthode, elle s'était acharnée sur l'Anatomie descriptive, avant de passer au Traité de physiologie. Alors, cette enfant de quatorze ans apprit, comme dans un devoir, ce que l'on cache aux vierges jusqu'à la nuit des noces. Elle feuilletait les planches de l'Anatomie, ces planches superbes d'une réalité saignante ; elle s'arrêtait à chacun des organes, pénétrait les plus secrets, ceux dont on a fait la honte de l'homme et de la femme ; et elle n'avait pas de honte, elle était sérieuse, allant des organes qui donnent la vie aux organes qui la règlent, emportée et sauvée des idées charnelles par son amour de la santé. La découverte lente de cette machine humaine l'emplissait d'admiration. Elle lisait cela passionnément ; jamais les contes de fées, ni Robinson, autrefois, ne lui avaient ainsi élargi l'intelligence. Puis, le Traité de physiologie fut comme le commentaire des planches, rien ne lui demeura caché. Même elle trouva un Manuel de pathologie et de clinique médicale, elle descendit dans les maladies affreuses, dans les traitements de chaque décomposition. Bien des choses lui échappaient, elle avait la seule prescience de ce qu'il faudrait savoir, pour soulager ceux qui souffrent. Son cœur se brisait de pitié, elle reprenait son ancien rêve de tout connaître, afin de tout guérir.

Et, maintenant, Pauline savait pourquoi le flot sanglant de sa puberté avait jailli comme d'une grappe mûre, écrasée aux vendanges. Ce mystère éclairci la rendait grave, dans la marée de vie qu’elle sentait monter en elle. Elle gardait une surprise et une rancune du silence de sa tante, de l'ignorance complète où celle-ci la maintenait. Pourquoi donc la laisser ainsi s'épouvanter ? ce n’était pas juste, il n’y avait aucun mal à savoir.

Emile Zola, La joie de vivre (1884)

1 commentaire:

  1. Très bel extrait!je ne connaissais pas "la joie de vivre mais ton article me donne envie de le lire!merci!

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